En 2035, les théories de Bernard London, premier a priori à avoir conceptualisé le terme d’ « obsolescence programmée » (1932), seront dépassées d’un siècle. Les pionniers d’une économie durable et circulaire auront posé les premières pierres d’un édifice déjà bien avancé, évoluant d’autant plus vite que le progrès technologique permet des changements beaucoup plus rapides qu’à l’époque de Monsieur London. Les réfractaires, défenseurs d’une économie linéaire et productiviste, auront finalement changé d’avis, aidés par la pression de la pensée circulaire dominante. La plupart de ceux-ci seront de toutes les manières partis à la retraite,  profitant des derniers fruits d’une logique de croissance illimitée pour laquelle ils auront œuvré toute leur vie, sans pouvoir se résoudre à mettre en danger un système bien établi et lucratif. La nouvelle génération, quant à elle, formée aux enjeux écologiques, sociaux et économiques aura l’espace et l’énergie pour créer, innover, consolider le nouveau modèle de société, au sein duquel l’obsolescence programmée est aux abonnées absentes.

La notion même d’obsolescence programmée, celle qui, reconnue comme un délit en 2015, désigne le fait de limiter la durée de vie d’un produit afin d’inciter les consommateurs à renouveler l’acte d’achat, sera désuète, voire considérée comme totalement absurde. Elle n’aura toutefois pas complètement disparue, mais plutôt changé de nature.

Une obsolescence technique révolue

L’obsolescence programmée se défini aujourd’hui selon trois critères :

  • L’obsolescence technique, dite aussi de fonctionnement ou structurelle, se produit lorsque le bien ne fonctionne plus en raison de la durée de vie limitée de l’un de ses composants essentiels et inamovibles. Elle peut également représenter le fait d’introduire un dispositif visant à limiter volontairement la durée de vie du produit après un certain nombre de cycles ou d’usage. On parle aussi d’obsolescence indirecte lorsque les pièces détachées, notamment celles essentielles au bon fonctionnement du bien, ne sont pas disponibles sur le marché. Même chose lorsque le fabricant conçoit son produit pour en limiter la réparation. On pense, par exemple, aux batteries de téléphone collées à l’appareil, aux machines à laver dont les pièces essentielles sont moulées dans un bloc indémontable…
  • L’obsolescence esthétique, dite aussi psychologique ou culturelle : il s’agit dans ce cas de rendre démodés et peu attrayants les biens d’un point de vue psychologique. Les professionnels organisent alors des stratégies de marketing, de communication ou de design visant à accélérer les processus de consommation.
  • Enfin, l’obsolescence logicielle, dite aussi d’incompatibilité, soit l’obsolescence des logiciels informatiques, dans les smartphones ou les ordinateurs par exemple, vient compléter la gamme. Ce type d’obsolescence inclut les défaillances lors de l’actualisation du système d’exploitation, la limitation de la durée de support technique par rapport à la durée d’utilisation réelle, ou encore l’incompatibilité de format entre ancienne et nouvelle version du logiciel et l’incompatibilité entre équipements…

Nous pouvons penser que cette première catégorie d’obsolescence, matérielle, sera dépassée, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, une coalition d’acteurs se met d’ores et déjà en place pour promouvoir l’éco-conception, la modulation des pièces d’un appareil, l’éco-design, l’affichage de la durée de vie ou encore la réparabilité des produits (transparence et disponibilité des pièces détachées), aidé par l’impression 3D. Les directives européennes, les normes françaises, la pression associative et citoyenne, ou les initiatives entrepreneuriales s’organisent et convergent vers des demandes similaires : des produits mieux conçus, plus durables, plus réparables et moins énergivores. Dans quelques décennies, ces modes de productions responsables seront la norme et créeront de nombreux nouveaux emplois. Echaudés par des actions en justice pour délit d’obsolescence programmée en France et ailleurs dans le monde, les plus réticents auront été convaincus de suivre une tendance plus vertueuse. En 2035, ce cheminement aura porté ses fruits et l’obsolescence matérielle des produits ne sera plus permise.

Par ailleurs, les objets connectés seront, en 2035, une chose courante. La technologie permettra d’évaluer le taux de panne, de conseiller l’utilisateur le consommateur responsable, de l’aider à réparer, à se fournir en pièces détachées facilement…etc. Elle permettra donc, dans une certaine mesure, de lutter contre l’obsolescence technique. Toutefois, elle amènera avec elle, une nouvelle forme de dépendance.

Ainsi, l’enjeu de l’obsolescence programmée ne sera plus tant matérielle que logicielle. Avec l’universalisation du numérique et le poids croissant des monopoles du secteur (Google, Appel, Facebook, Amazon – qui d’ici là auront peut-être changé de formes-), le sentiment d’aliénation aux objets sera loin d’avoir disparu.

Une dépendance à l’obsolescence logicielle accrue

Aujourd’hui, l’obsolescence logicielle joue sur les licences, les applications, et logiciels ou encore l’interdépendance entre les fournisseurs (fabricants de téléphones, ordinateurs, cartes mère, développeurs, pièces détachées, opérateurs, distributeurs…). Elle se concentre essentiellement sur les appareils higt-tech : ordinateurs, smartphones, tablettes…

Les enfants d’aujourd’hui manipulent ces produits avant même de s’exprimer dans leur langue maternelle. A 5 ans, ils peuvent maîtriser la technologie mieux et plus rapidement que de nombreuses personnes adultes de plus de 65 ans, expérimentées et cultivées. Il va s’en dire que les jeunes développerons un « logiciel de pensée » différent, conditionné par le numérique.

Accommodée par ce mode de fonctionnement, la généralisation du numérique à tous nos objets du quotidien passera inaperçue. On peut alors présager qu’il sera de plus en plus difficile de s’extraire de l’obsolescence programmée logicielle…

Au-delà des progrès incontestables que la technologie apporte, y compris d’un point de vue écologique, elle pose néanmoins de nouvelles problématiques tant sociales qu’environnementales.

D’une part, l’empreinte écologique des technologies numériques et d’Internet n’est pas neutre. Actuellement, Internet est responsable de plus de 600 millions de tonnes d’émission de gaz à effet de serre chaque année. Une personne travaillant avec un ordinateur émet indirectement du CO2 et détruit des terres rares pour la fabrication de son outil de travail, consomme de l’énergie pour alimenter son appareil et son écran, mais aussi pour le réseau wifi etc… Au final d’après une étude de GreenIT.fr cela représente actuellement 514 kg de gaz à effet de serre, plus de 1 500 kWh d’énergie et près de 24000 litres d’eau pour un salarié français par an.

Les démarches consistant à entretenir et allonger la durée de vie de ces équipements, acheter des équipements plus responsables, éco-concevoir des logiciels et sites web, réduire sa consommation de « consommables » (papier…) et utiliser des énergies renouvelables permettront d’améliorer l’empreinte écologique numérique. Toutefois, la généralisation de la technologie à des choses jusqu’à présent « low tech » augmentera d’autant les efforts à fournir pour tenter de pallier les conséquences écologiques d’un tel mode de vie entièrement connecté, et ce sans parler de la destruction des écosystèmes afin de trouver toujours davantage de minéraux nécessaires à l’utilisation des derniers gadgets (il faut plus de 12 terres rares pour une smartphone aujourd’hui). Enjeux encore relativement méprisés actuellement, ils seront certainement au cœur des débats environnementaux et géostratégiques de demain.

D’autre part, les enjeux de cet essor du numérique sont évidemment sociaux : reconfiguration du travail, automatisation, accélération du temps… D’après une étude de l’IAU, en 2025, 1 emploi sur 2 sera impacté par l’automatisation et 21 % de la population active fera du télétravail. Nous travaillerons de manière collaborative, hors des villes, nos relations sociales seront plus dématérialisées, plus denses mais moins profondes, nous serons certainement plus habiles et polyvalents, mais moins débrouillards et autonomes. Le projet d’ « être-augmenté » par la technologie, tel que l’envisagent les transhumanistes, dessinera de nouvelles frontières entre l’être et la machine. Nous ne serons plus uniquement des hommes et femmes mais des « être-produit » servant le marché lucratif des big datas (les méga-données issues des informations sur les internautes). Si la massification des serveurs nécessaires au traitement de nos données informatiques permettra une gestion circulaire de l’énergie dans la mesure où la chaleur dégagée alimentera certainement nos bâtiments et infrastructures depuis le sous-sol, la gratuité de l’Internet et des services connectés grâce à l’accumulation des données et leur revente, interroge sur le futur de l’homme vu comme un produit. Rendu obsolète dès lors que ses caractéristiques ne sont plus rentables, l’usager d’Internet et des services connectés, en produisant des données finançables, devient lui-même le produit final vendu au plus offrant.

L’obsolescence logicielle ne se contentera plus de nous rendre dépendant de nos smartphones ou ordinateurs, mais s’immiscera dans nos cuisines, nos voitures, notre système de santé, nos loisirs…Amadoués par les applications et l’addiction aux réseaux sociaux, nous ne pourrons plus nous extirper de la toile. Conditionnés par l’afflux constant de messages publicitaires, nous serons également plus susceptibles d’être victimes d’une obsolescence esthétique d’un nouveau genre. En 2035, le changement de paradigme sera donc surtout sociétal et culturel.

Une culture consumériste expérientielle

L’obsolescence programmée est, déjà aujourd’hui, pour beaucoup culturelle. Comme le développe l’ouvrage Du jetable au durable, en finir avec l’obsolescence programmée, les logiques de consommation ont imposé en nous l’imaginaire collectif d’une société de l’abondance dans laquelle le gaspillage est normal, voire souhaitable. Pour ce faire, les acteurs qui y ont un intérêt ont modelé nos esprits et nos comportements depuis plusieurs décennies, à tel point qu’il nous est difficile de nous défaire de cette vision du monde. Cette construction sociale, organisée par une élite économique, entretenue par des flux financiers et publicitaires importants, commence dès l’enfance. Ce processus est très récent comparé à l’histoire de l’humanité puisqu’il remonte environ aux années 1920 aux États-Unis. En deux ou trois générations, nous avons délaissé un mode de pensée ancestral basé sur les notions d’épargne, de bon sens et de rejet du gaspillage. Parallèlement, les savoir-faire populaires, notamment ceux liés à l’entretien et à la réparation des objets, ont progressivement été relégués au rang des pratiques désuètes et inutiles. Depuis peu, nous observons néanmoins les signaux d’un regain d’intérêt pour faire soi-même, réparer et des modes de vie « zéro déchets ».

En 2035, la société ultra-matéraliste du tout jetable sera loin dernière nous. Elle nous apparaitra certainement inconcevable. Les jeunes – et moins jeunes- ne rêveront plus, pour leur avenir, de posséder une ou deux voitures, une maison individuel et une grande télévision. Ils rêveront de voyages, de sensations, d’habitat partagé, d’expériences vivifiantes… La sobriété, elle-même, dans un environnement de permanentes sollicitations publicitaires et numériques, se vivra certainement comme une expérience épisodique répandue à part entière, telle une retraite nécessaire face au besoin de se ressourcer et déconnecter.

Ce qui importera vraiment sera moins la possession d’un bien lui-même que l’expérience de consommation et de bien-être procuré. Ce nouveau rapport à la propriété, balbutiant en 2017, marque un tournant profond par rapport à l’esprit du capitalisme qui régnait jusqu’à présent, comme l’analysent Luc Boltanski et Eve Chapiello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme. La définition occidentale de la propriété est retravaillée à l’ère de la location et de l’emprunt. L’essentiel devient alors la disponibilité pleine et entière, un accès facile et temporaire aux ressources, tout en maintenant une flexibilité suffisante pour les restituer au moment voulu. Cette « modernité liquide », pour reprendre les termes du sociologue Zygmunt Bauman, sans engagement ni règles strictes, cette nouvelle façon de concevoir la consommation, nous interroge sur son adéquation avec la notion de durabilité. Dans le futur, nous concilierons des envies a priori antagonistes : d’un côté, la sensation de flexibilité et de liberté, et de l’autre la durabilité et l’aversion pour l’obsolescence programmée.

La croissance économique reposera alors davantage sur cette avidité d’expériences et de bien-être, soit une société consumériste basée sur les services plutôt que la vente de biens matériels.

Par ailleurs, la conjoncture en 2035 sera vraisemblablement marquée par un vieillissement de la population important (une forme d’obsolescence programmée naturelle pourrait-on dire) et par des problématiques environnementales géostratégiques fortes, notamment relatives à l’accès à l’eau, aux terres rares, au sable, à l’énergie et à l’immigration à cause des changements climatiques et la montée des eaux. Les services à l’égard des personnes âgées se multiplieront et l’esprit de résilience sera proportionnel à la précarité sociale et énergétique. Nous pourrions assister, tout à la fois, à un certain repli sur soi et une relocalisation de l’économie réelle en France.

Le nouvel équilibre social pourrait s’accompagner d’une fracture sociale accrue entre ceux qui pourront profiter d’un hédonisme expérientiel et des services numériques dernières versions, et ceux qui ne pourront pas, selon leur niveau de richesses et de la capacité à s’adapter au numérique et ses constantes évolutions. De nouvelles formes de solidarité vont émerger, plus collaboratives, locales, volatiles, financiarisées et intergénérationnelles.  L’enjeu social sera crucial pour éviter des disparités de richesses trop fortes et une sobriété subie, mais également pour partager le travail et garantir  l’égal accès à des produits de qualité.

En conclusion, d’ici 2035, nous aurons peut-être une meilleure qualité de vie sous certains aspects : meilleurs services, des produits de meilleure qualité, plus réparables et durables, un mode de vie davantage concentré sur des expériences, le bien-être, la nature, l’indépendance et le tissu social.

Notre modèle économique sera plus vertueux d’un point du vue environnemental, plus circulaire, tourné vers l’usage, les services, le local et la proximité entre pairs. L’économie sera également probablement plus sociale et solidaire, dû au mouvement de transition écologique et au prévisible « papy boom » et la « sylver economy », mais également avec l’accroissement de la place des algorithmes et de l’économie collaborative, ou encore à cause de la quête de sens prégnante des jeunes.

Toutefois l’économie sera également davantage dématérialisée, ce qui posera de nouveaux défis écologiques. Le risque d’une crise sociale résultant, pour partie, d’une fracture numérique et d’une sobriété subie ne doit pas être sous-estimé.

L’obsolescence logicielle et psychologique liée à l’exacerbation des objets connectés et de la publicité pourraient renforcer le sentiment d’aliénation et de frustration, sans parler des problèmes sanitaires et psychologiques liés au stress de l’accélération du temps et la pression sociale à « être » plutôt qu’à « avoir ».

En 2050, nous aurons poussé encore davantage ces nouvelles dynamiques, ou bien peut-être, marqué une rupture totale. Prédire la société du futur est un exercice difficile, qu’on l’imagine comme une utopie ou une dystopie, une chose est sûre : elle ne ressemblera à rien de ce qu’on nous pouvons prévoir aujourd’hui. Elle sera autre chose. Une chose qui ne nous appartient pas, si ce n’est en contribuant chaque jour présent à ce que nous aimerions qu’elle soit demain.

Laetitia Vasseur

Leave a Reply