La période de confinement liée à la crise sanitaire a montré à quel point le numérique était devenu central dans nos vies. En même temps, ses impacts environnementaux sont de plus en plus décriés. En quoi faut-il prioritairement lutter pour allonger la durée de vie des appareils ? Existe-t-il des solutions ? Plus généralement, comment déboucher sur un usage durable et raisonné du numérique ?
Le confinement généralisé, décidé pendant la crise sanitaire du Covid-19, s’est appuyé sur la place centrale du numérique dans nos vies. C’est par le numérique que les Français ont pu, par visioconférences interposées, rester en contact. C’est par lui, de même, qu’ils se sont divertis sur les plateformes de vidéos en ligne. C’est par lui, surtout, que les enfants ont pu, certains plus que d’autres, poursuivre leur scolarité, et que certains de leurs parents ont pu continuer à travailler.
Numérique, quand tu nous tiens…
Combien de ces appareils sont tombés en panne pendant cette période, laissant les uns et les autres apparemment démunis face au manque de solutions de réparation ? Dans un monde résolument tourné vers le numérique, où ceux qui en sont exclus peinent de plus en plus à trouver leur place, la question mérite d’être posée. D’autant que, pendant cette période, les services numériques n’ont pas été considérés comme des produits de première nécessité, alors que nos usages tendaient à montrer le contraire. A l’inverse, combien devraient déplorer le temps perdu – 10 heures par jour en moyenne devant un écran, selon l’association Lève les yeux – à s’aveugler de lumière bleue, au lieu de se ressourcer dans la nature et en soi-même ?
L’épisode historique unique du Covid-19 rappelle ainsi, de manière exacerbée, que le numérique, l’une des grandes transitions du XXIe siècle, pose des questions sociales et anthropologiques majeures. Avec l’essor fulgurant des smartphones, ordinateurs, tablettes et bientôt 50 milliards d’objets connectés dans le monde (c’était la prévision, non réalisée, pour 2020), la mutation numérique est cependant une transition « sans but », uniquement munie d’œillères pour aller plus vite et plus loin, poussée par ce que l’on appelle « le progrès », sans que l’on sache s’il permet effectivement de vivre mieux.
Des impacts environnementaux majeurs
Le numérique révolutionne nos modes de vie, mais il a également des impacts sur l’environnement dont on commence seulement à en mesurer l’ampleur vertigineuse. Les chiffres de l’impact d’Internet, en termes de gaz à effet de serre, ne font pas consensus (entre 2 % et 6 % des émissions mondiales), mais deux choses sont déjà certaines : cet impact a depuis longtemps dépassé celui d’un secteur aussi polluant que le secteur aérien, et la progression de cet impact est exponentielle.
Le premier impact du numérique, cependant, ne se mesure pas en émissions de gaz à effet de serre : il résulte de la quantité de matériaux non renouvelables qui sont gaspillés, chaque année, pour produire des équipements à courte durée de vie. Ainsi, derrière un smartphone, c’est l’équivalent de 70 kg de matières premières qui sont mobilisées lors de sa fabrication. Or plus de 20 millions de smartphones sont vendus en France chaque année…
On répète, bien souvent, qu’il est important d’avoir un usage raisonné de nos appareils pour en limiter l’impact : par exemple, il s’agirait de bien mettre en veille ses appareils au lieu de les laisser en marche. L’exemple du smartphone montre cependant que l’essentiel de l’impact se situe à la fabrication de l’appareil : les émissions de CO2 sont liées, à environ 80 %, aux matières premières, contre environ 1 % pour l’utilisation sur un an (Ademe, « Modélisation et évaluation du poids carbone de produits de consommation et biens d’équipement »). De même, il faudrait une quarantaine d’années d’utilisation pour compenser l’énergie consommée pour la fabrication d’un ordinateur. La priorité est donc simple à comprendre : nos appareils doivent durer plus longtemps, beaucoup plus longtemps, si nous souhaitons que le numérique ait un impact limité sur l’environnement.
En effet, l’usage intensif des objets numériques et la réduction de leur durée de vie contribuent fortement à l’épuisement des ressources naturelles. Il y a 30 ans, nous consommions 50 % de ressources en moins. Aujourd’hui, nous extrayons 60 milliards de tonnes de matières premières par an. A ce rythme, nous n’aurons plus de cuivre, de plomb, de nickel, d’argent, d’étain ou encore de zinc dans 30 ans, comme le montre l’illustration ci-dessous :
Source : Du jetable au durable, graphisme Bernat Font.
Un numérique de plus en plus « jetable »
C’est là que le constat s’aggrave. Selon diverses études et sondages, ces objets sont renouvelés de plus en plus vite. L’obsolescence programmée entre ici en scène : il s’agit d’une pratique punie par la loi depuis 2015, définie ainsi : « L’obsolescence programmée se définit par l’ensemble des techniques par lesquelles le metteur sur le marché d’un produit vise à en réduire délibérément la durée de vie pour en augmenter le taux de remplacement. Ce délit est puni d’une peine de deux ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende. Le montant de l’amende peut être porté, de manière proportionnée aux avantages tirés du manquement, à 5 % du chiffre d’affaires moyen annuel » (articles L441-2 et L454-6 du Code de la consommation).
On comprend aisément que, pour alimenter une économie droguée à la croissance, il paraisse nécessaire d’obliger les consommateurs à renouveler leurs achats. En effet, achèterait-on un deuxième ordinateur portable si le premier fonctionnait encore ? Une publicité de Cdiscount tentait, en 2018, de déjouer ce phénomène avec le slogan « Certes, j’ai déjà un ordinateur, mais un accident est si vite arrivé… ».
Trois types d’obsolescence
Pour contraindre les consommateurs à renouveler leurs achats, trois types d’obsolescence se complètent souvent :
- l’obsolescence technique (pièces fragiles, mauvaise conception, appareils difficiles ou impossibles à réparer, absence de pièces détachées…) ;
- l’obsolescence logicielle (terminaux trop lents, incompatibilité logicielle, problèmes de versions et de puissance…) ;
- l’obsolescence culturelle (« Ce n’est plus à la mode », « J’en achèterais bien un nouveau »…), alimentée par le marketing et la publicité.
Vous avez, sans doute, déjà fait l’expérience de chacun de ces phénomènes. Ils sont renforcés par un double phénomène : d’une part, nous sommes de moins en moins compétents en réparation ; d’autre part, les appareils sont de plus en plus complexes (les pannes de voiture, aujourd’hui, sont davantage des pannes électroniques que des pannes mécaniques !).
Si chers déchets
Cela ne serait pas si dramatique si, en aval, nos appareils trouvaient une nouvelle vie. En Europe, on génère en moyenne 15 à 20 kg de déchets électriques et électroniques par personne et par an. Ils se retrouvent, bien souvent, exportés à l’autre bout du monde, où des enfants vont manipuler des métaux dangereux pour tenter d’en tirer un quelconque bénéfice, au mépris de leur santé.
Car, disons-le clairement : nous ne savons pas recycler les équipements numériques. On estime ainsi qu’entre 0 % et 5 % des matériaux stratégiques sont recyclés. De plus, le recyclage est lui-même consommateur d’énergie…
Certes, il existe de nombreuses initiatives qui permettent d’acheter des biens d’occasion, qu’il s’agisse de la seconde main (sur le Bon Coin, en ligne, ou dans une ressourcerie de son quartier) ou de produits « reconditionnés » (sur BackMarket ou sur Tradediscount). Mais si les produits et leurs pièces ne sont pas conçus pour durer et être réutilisés, ces initiatives resteront limitées.
Agir contre l’obsolescence
L’obsolescence programmée étant un problème structurel, elle appelle une action claire et coordonnée à son encontre. C’est pour cette raison que s’est constituée l’association HOP (Halte à l’obsolescence programmée). Elle fédère plus de 30 000 citoyens pour plaider pour un encadrement plus strict des fabricants et de leurs distributeurs, au bénéfice de l’environnement. Les consommateurs étant souvent « complices » de l’obsolescence (le manque d’entretien et l’achat low cost, notamment), elle sensibilise les Français dès le plus jeune âge.
Son action touche également les entreprises de plein fouet, avec une carotte et un bâton. Le bâton, ce sont les plaintes qui ont été déposées en justice contre des géants : HOP a ainsi déposé les premières plaintes en obsolescence programmée contre Epson et Apple et pour pratiques commerciales trompeuses contre Amazon. Pour Apple, la justice a donné raison à HOP en sanctionnant la marque à la Pomme d’une amende de 25 millions d’euros. La carotte, c’est la promotion de toutes ces initiatives en faveur de produits plus durables et réparables, et qu’il faut faire connaître. Pour faire progresser ces entreprises, un Club de la durabilité a vu le jour en 2018.
Des propositions pour un numérique durable
Il existe des solutions pour promouvoir, à titre individuel, un numérique plus responsable : questionner ses besoins, réparer et entretenir ses appareils, acheter d’occasion ou reconditionné, s’informer sur la durée de vie des produits…
Mais l’une des clés, pour un numérique plus durable, est de lutter (enfin) contre l’obsolescence logicielle. Parmi les 50 propositions publiées par HOP, figure notamment la dissociation des mises à jour de confort et de sécurité. En d’autres termes, il faudrait qu’il soit possible de n’effectuer que les mises à jour de sécurité, alors que les mises à jour de performances sont souvent les plus lourdes, et donc les plus susceptibles de ralentir les appareils. Autre proposition : la création d’une garantie logicielle, qui consisterait à garantir les mises à jour d’un appareil pendant un certain nombre d’années. La loi Anti-gaspillage pour une économie circulaire a partiellement répondu à cette attente, en instaurant une garantie logicielle de 2 ans (avec droit de refuser les mises à jour).
Pour la réparabilité des appareils, HOP recommande la conception d’appareils avec batteries amovibles, la création de pièces génériques ou encore l’ouverture de l’accès aux pièces et à la documentation technique à tous les réparateurs, même non agréés.
La loi a également répondu aux alertes de la société civile avec la création d’un indice de réparabilité, voué à se transformer en un indice de durabilité à partir de 2024. Grâce à lui, les consommateurs auront de plus en plus d’informations sur la durabilité de leurs appareils, et pourront ainsi réaliser des choix plus éclairés.
S’ouvrir un chemin d’autonomie
Ces avancées, bien qu’elles doivent être saluées, sont bien loin des enjeux. D’ici peu, les métaux nécessaires au numérique vont manquer, personne ne voudra plus des déchets, et les citoyens vont montrer qu’ils aspirent à autre chose qu’à renouveler leurs achats plus vite que prévu.
Un chemin d’autonomie doit être trouvé. Il se situe à au moins trois niveaux :
– Sur le plan matériel, compte tenu de la raréfaction des ressources et notre responsabilité vis-à-vis de la vie humaine du Terre, des normes et des incitations fiscales fortes sont nécessaires pour faire durer les équipements numériques. Pourquoi serait-il impossible, par exemple, d’exiger une garantie de 5 ans pour nos smartphones ?
– Sur le plan géographique, également, une relocalisation de l’industrie est indispensable, gage de création d’emplois et de marges de manœuvre renforcées pour contrôler la qualité des produits. Là encore, la crise du Covid-19 a montré qu’il ne s’agissait pas d’une vieille lune.
– Sur le plan individuel, enfin, il s’agit de poser les limites de l’emprise du numérique sur nos vies. L’addiction à ces appareils, bientôt appliquée aux sept milliards d’individus sur cette planète, ne peut être soutenable à long terme. Un chemin de sobriété, vecteur de reprise de contact avec la nature et autrui, a toutes les chances d’être libérateur.
Des vrais choix individuels et politiques
Lutter, à son niveau, pour la durabilité des produits, est aussi essentiel pour la planète que de consommer des aliments biologiques. Et, comme pour la bio, cette réorientation économique passe par une relocalisation, avec des emplois locaux et de qualité à la clé, mais elle suppose de vrais choix politiques. D’où l’intérêt d’être de plus en plus nombreux à faire valoir ce discours.
Samuel Sauvage, président et co-fondateur de l’association HOP, pour un article initialement publié dans le magazine Biocontact.
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