Associations et citoyens sont de plus en plus nombreux à imaginer un monde peuplé d’objets durables. Que l’on répare, que l’on recycle, que l’on partage. Mais les industriels sont-ils prêts à franchir le pas ?

La scène se passe en septembre dernier, à Paris, place de la République, à Alternatiba, le village des alternatives au changement climatique. Dans la « zone zéro déchet », sous un toit en toile, une quinzaine de personnes s’affairent devant des carcasses de grille-pain, des lecteurs de CD démontés, des ordinateurs. C’est le stand du Repair Café Paris, fondé par une bande d’amis en 2013 pour redonner vie aux appareils en panne. « Souvent, les gens font appel à nous car c’est leur dernière chance de réanimer un objet qui leur tient à cœur, raconte Lucile Colin, l’une des bénévoles. Parfois, quand nous y parvenons, ils nous envoient des messages d’amour. C’est impressionnant ! »

Nés à Amsterdam en 2009, les Repair Cafés sont aujourd’hui plus de sept cents dans le monde. Ils appliquent les principes de l’économie circulaire : réparer, réduire, réutiliser, recycler. Formulé aux Etats-Unis dans les années 2000, ce concept tente de remédier aux trois impasses menaçant notre société industrielle : réchauffement climatique, pollution, épuisement des ressources naturelles.

Tout avait pourtant si bien commencé. Le progrès matériel semblait infini. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les inventions se succèdent : machine à coudre, automobile, avion, réfrigérateur, télévision, robot mixeur, téléphone portable… Produites en série, elles fondent notre société de consommation et d’abondance. Dès les années 1920, pour stimuler les ventes, le cartel américain des ampoules électriques imagine de limiter la durée des produits. Dans les années 1930, les constructeurs d’automobiles de Detroit font mieux : ils décident de redessiner sans cesse les carrosseries, pour que les conducteurs achètent la Chevrolet dernier modèle. Tout devient jetable. La pollution, on y pense à peine.

Certains dénoncent pourtant cette « obsolescence programmée », comme l’économiste américain Vance Packard, auteur dès 1961 de L’Art du gaspillage, mais rien n’y fait. Aujourd’hui encore, l’industrie a du mal à prendre le virage de l’écologie. Pourquoi une telle inertie ? Il faut attendre 1996 pour que le designer Philippe Starck conçoive l’un des premiers produits de grande consommation estampillé écolo : le téléviseur Jim Nature, avec sa coque en bois aggloméré. Un échec commercial. « Il a pourtant contribué à une première prise de conscience », estime le designer Antoine Fenoglio, de l’agence Les Sismo.

Au cours de la décennie suivante, les industriels se mettent à parler voiture électrique, plastique recyclé, éolienne pour tous… Mais « les entreprises se sont aperçues que produire écologique au même coût était presque impossible, poursuit Antoine Fenoglio. Et entraînait des conséquences imprévues ». C’est le fabricant de sols en lino qui passe au 100 % pur lin sans colorant et constate que la teinte du produit change d’une année de récolte à l’autre, ou la marque d’eau minérale qui s’aperçoit que les clients ne veulent pas d’une bouteille en plastique plus fin, car « ça fait bas de gamme ».

Le développement durable fusillé par le numérique

Tous ces tracas alors que « seulement 20 % de la population se sentent concernés par l’environnement. Les médias ont beau en parler, cette ­proportion augmente très lentement », constate Antoine Fenoglio. A la fin des années 2000, pour couronner le tout, le numérique « devient l’objectif prioritaire : il faut construire des sites Internet, développer des applis, se lancer dans la vente en ligne… Dans les entreprises, cette urgence a complètement fusillé la volonté de se mettre au développement durable. » D’autant qu’avec la mondialisation, la concurrence des pays à bas salaires entraîne au même moment une guerre des prix qui fait chuter la qualité de nombreux produits.

Voilà pourquoi l’écologie se limite souvent à un discours. « On organise de beaux colloques sur l’économie circulaire, mais peu d’industriels la font vivre. Depuis dix ans, on parle toujours des mêmes projets : les pneus rechapés Michelin, les vélos en libre-service », remarque Joël Tronchon, directeur du développement durable du groupe Seb. Ce spécialiste du petit électroménager est l’un des rares à revendiquer une approche environnementale. Il a par exemple conçu un logiciel de modélisation permettant de diminuer de quelques centimètres la taille des produits et des emballages. « C’est tout bête, mais nous en empilons 50 % de plus sur les palettes, ce qui diminue de 30 % le nombre de camions de livraison et ­réduit les émissions de gaz à effet de serre de 20 %. » Très bien, mais quid des grille-pain qui rendent parfois l’âme un peu trop vite ? « Dans notre secteur d’activité, il n’y a pas d’obsolescence programmée », assure Joël Tronchon. Pas de petite puce cachée qui bloque la machine, comme sur certaines imprimantes.

Panne rapide, réparation difficile

Reste que, pour certains, il est facile d’« instiller des fragilités », conduisant « à la dégradation progressive des caractéristiques de l’appareil », observe M., un spécialiste du secteur, qui préfère rester anonyme. Ce résultat n’est pas expressément demandé aux designers, mais il suffit de les faire travailler sur un projet dans l’urgence en lésinant sur les moyens. Le filtre à air de l’aspirateur ne protège plus le moteur car il est placé derrière lui et non devant ; un modèle de cafetière répandu, détecté par Lucile Colin au Repair ­Café, tombe souvent en panne et se répare difficilement…

Pour pousser à racheter du neuf, certains fabricants organisent la pénurie des pièces détachées et les vendent à un ­tarif prohibitif. « Si une pièce atteint 80 % du prix du produit, non seulement le client ne va pas réparer, mais en plus vous vous moquez de lui, estime Joël Tronchon. Nous, nous avons fait baisser leur coût de 30 % depuis 2012, et nous commençons à les vendre à prix coûtant. » Encore faut-il que l’appareil puisse se démonter. Or beaucoup sont conçus en dépit du bon sens, avec des éléments collés, et non vissés. Pourtant, « un produit démontable ne coûte pas forcément plus cher, argumente Joël Tronchon. A condition de le concevoir différemment et d’organiser les lignes de production en conséquence. Pour cela, nous avons la chance d’avoir encore nos propres usines. » Pour les marques qui font tout sous-traiter, c’est plus compliqué.

Friteuse à louer

L’enjeu est de taille pour le monde industriel. S’il tarde trop à réagir, il court le risque d’être rendu responsable de tous les malheurs de la planète. Il vient d’ailleurs d’écoper d’une loi punissant de deux ans de prison l’obsolescence programmée. « J’ai l’impression que la résolution des problèmes d’environnement va passer par cet appétit des jeunes générations pour la non-propriété, dit Antoine Fenoglio. Il est beaucoup plus vertueux de créer un service de location de voitures électriques en ville que d’essayer de fabriquer une bagnole avec du plastique recyclé. »

Le groupe Seb l’a bien senti, qui expérimente à Dijon depuis un mois un service de location d’appareils ménagers baptisé Eurêcook. Au supermarché en bas de chez soi, on peut louer une friteuse ou un gril à raclette, au lieu de l’acheter pour ne s’en servir que quatre fois par an. Une entreprise locale d’insertion lave le matériel, le contrôle, gère le stock. « Nous y croyons beaucoup, dit Joël Tronchon. Dix pour cent des consommateurs affirment être attirés par la location. »

Cette initiative est aussi une manière pour Seb de devancer une possible « blablacarisation » ou « uberisation » de son secteur : imaginons qu’un service en ligne de partage d’autocuiseurs ou d’aspirateurs se généralise, comme cela existe pour l’automobile avec Uber ou BlaBlaCar. Ecologiquement, cela serait parfait, mais les industriels se retrouveraient en mauvaise posture. Et des milliers d’emplois salariés seraient menacés.

C’est le paradoxe de la situation actuelle : l’industrie pollue, mais elle a contribué à la prospérité générale sur laquelle est assise notre protection sociale. Aujourd’hui, elle a peur de disparaître. Or, « si demain la perspective, c’est de construire sa voiture sur le mode collaboratif dans un fab lab pour faire du BlaBlaCar en gagnant quelques euros par trajet, pendant que quelqu’un me livrera à vélo un mixeur qu’on m’aura prêté, on risque d’aller vers une paupérisation générale », s’alarme Antoine Fenoglio.

On a donc sans doute encore besoin de l’industrie. A elle de s’engager dans l’économie circulaire en retrouvant au passage la confiance du grand public. Ce n’est pas hors de portée. Les exemples ci-dessous le montrent.

 

Cet article a été publié par Télérama le 27 octobre 2015, rédigé par Xavier de Jarcy.

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